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Magali Collet Auteure

La cave aux poupées et autres...

Sterling 93

Sterling 93

Elle prit un des livres de la petite bibliothèque et le feuilleta.

« Si seulement il pouvait parler », se dit-elle. Elle referma le livre et en observa longuement la couverture. Le Guide du Routard 2014 sur l'Angleterre. Elle aurait dû partir la veille avec sa classe de cinquième.

« Non, je ne dois pas y penser. » Elle balaya cette pensée comme une mouche, d'un revers de la main. Elle ne devait pas se lisser aller à penser à sa vie d'avant.

6 jours... 6 jours passés dans cette pièce grande comme sa salle de bains. Ce livre était son univers, c'était surtout le seul des livres de la pièce qu'elle comprenait et c'est lui que, logiquement, elle avait décidé de sacrifier. 6 jours passés à appeler, à hurler à taper, gratter, vomir et attendre. Elle avait entendu parler des petites filles... Elle aurait dû écouter plus attentivement... encore une chose qu'elle aurait dû faire. Elle ouvrit le livre au hasard mais pas vraiment ; plus près du début que de la fin et humidifia avec sa langue le milieu de la page de droite. Assez rapidement les mots furent illisibles et elle put, rien qu'en grattant, faire un trou assez large. Elle avala les morceaux de papiers enlevés. Elle devait-être prudente... Elle continua page après page. De temps en temps elle s’arrêtait, écoutait ou regardait la porte puis reprenait son ouvrage. Elle mâchait consciencieusement maintenant : « Eh oui, les mots sont durs à avaler. » Cette pensée la fit sourire. Son père aurait ajouté « Au sens propre comme au figuré ! » Papa... papa, où es-tu ? 

Des pas... Elle sauta sur le lit le livre fermé entre les mains et fit mine de dormir. La porte s'ouvrit. Il entra :

« Je sais que tu ne dors pas. » Elle ouvrit les yeux et s'assit.

« S'il vous plaît, gémit-elle.

- Mange et prends ton comprimé. À ton âge on a besoin de dormir. »

Il posa le plateau à côté d'elle et la regarda mastiquer.

« C'est bien ma princesse ; là... mange. »

Il lui tendit un cachet blanc ainsi qu'un gobelet en plastique mais ce soir, contrairement aux autres, elle le coinça entre sa joue et ses dents.

« Ça y est ?

- Oui monsieur. »

Rien de plus. Aucun mot superflu, aucune compassion, aucune violence... Juste ces mots. Il se leva, prit le seau d'aisance qui était posé dans un coin de la pièce et marcha vers la porte. Avant de l'ouvrir il se retourna comme tous les soirs et lui posa la question :

« Belle, veux-tu devenir ma femme ?

- Non monsieur. »

Il partit. Elle recracha le comprimé en grimaçant « C'est tellement amer ! ». Elle se demanda comment faire partir ce goût sans boire. « Avec du papier pardi ! » L'idée lui parut drôle et l'espace d'une demi seconde elle retrouva l'insouciance de ses 12 ans. Elle ouvrit le livre et y déposa le cachet blanc dans l'espace aménagé ; le premier cachet... Malgré son jeune âge, elle pressentait qu'il y en aurait beaucoup d'autres.

46, 47, 48, 49. 49 Smarties comme elle les appelait. Elle était presque heureuse de les avoir. Ils étaient sa montre, son calendrier.

Aujourd'hui, c'est le premier jour des vacances, maman et papa vont aller dans la maison de mamie  songea-t-elle avec envie. Mais non ! Maman pleure, papa et fou ! Ils me cherchent, je sais qu'ils me cherchent ! 

Elle passait ses journées avec son guide de l'Angleterre. Elle en connaissait les pages par cœur, du moins, celles qui n'étaient pas déchirées. Elle s'était cassée une dent en tapant sa tête dans la porte lors d'un de ses rares moments de folie et depuis, dès qu’elle insérait langue dans l’espace vacant elle sentait comme une odeur de sang. Le petit morceau tranchant était lui aussi à l'abri dans le livre.  Il attend la petite souris. Elle chanta la souris verte dans sa tête seulement car ça faisait bien longtemps qu'elle ne savait dire autre chose que « Oui monsieur, non monsieur. » On apprend vite...Les visages de ses parents étaient flous dans sa tête. Oh, elle les reconnaîtrait sans hésiter si elle les voyait mais leurs traits étaient imprécis maintenant.

Maman n'aimerait pas me voir aussi sale pensa-t-elle avec une pointe de honte. 49 et 6... 54 jours sans se laver, sans se coiffer. Elle était si coquette avant... comme avant était loin maintenant.

Les pas... la porte qui s'ouvre. Le rituel.

« Mange et prends ton comprimé. À ton âge on a besoin de dormir. »

Le cachet entre la joue et les dents... le seau d'aisance... la question :

« Belle, veux-tu devenir ma femme ?

- Non monsieur. »

Quand elle était en cm2, dans une autre vie, elle avait travaillé sur la première guerre mondiale à l'école. Elle s'était demandée comment les poilus avaient pu passer autant de temps dans les tranchées sans s'ennuyer. Elle était un poilu et passait ses journées à attendre, c'est tout. Elle rangea son cinquantième Smartie et s'allongea.

Dites à mes parents où je suis. Ils me cherchent je le sais. Dites-leur que je les attends. Elle récita cette prière destinée à qui voudrait l'entendre et ferma les yeux.

Elle avait du mal à bouger depuis quelques jours. Elle n'en ressentait plus l'envie. Le seau d'aisance était presque vide car elle ne prenait plus la peine de se lever. Elle lisait son guide les yeux fermés à présent, c'était moins fatigant. Elle avait essayé les autres livres mais elle ne les comprenait pas et personne ne pouvait lui expliquer les mots difficiles. Il le savait. Elle refusait de lui en demander d'autres.

Elle ne sursautait plus en entendant ses pas, elle ne faisait même plus mine de dormir. Elle s'obstinait néanmoins à lui offrir son indifférence. Ce n'était pas difficile car sa source aux larmes (comme l'appelait sa mère) s'était tarie depuis longtemps.

Les pas... La porte... quelque chose de nouveau. De nouveau ? Le journal ! À son corps défendant, une lueur d’intérêt traversa son regard. Elle reprit rapidement son masque mais elle avait été surprise dans ce moment de faiblesse.

« Ça y est Belle. Tes parents ont enfin accepté l'idée que tu sois peut-être morte. Ils demandent juste à ce qu'on leur rende ton corps. Tiens, lis. »

Ce qu'il lui restait de courage l'abandonna en une fraction de seconde. Elle détourna la tête, refusant de prendre le journal qu’il lui tendait. Le spectre qu'elle était devenue mangea, coinça le Smartie entre sa joue et ses dents et attendit la question :

« Belle, veux-tu devenir ma femme ?

- Oui monsieur, s'entendit-elle répondre.

- Bien. Demain, tu seras mienne. »

La porte se ferma. Elle ouvrit le livre et compta : 93.  C'est beaucoup sans eau , pensa-t-elle.


 

Le corps sans vie d'Anabelle Marcinoy a été retrouvé dans un terrain vague des quartiers Nord. La fillette avait disparu il y a plus de 3 mois alors qu'elle faisait du vélo. Anabelle a été découverte par un promeneur hier soir. Elle tenait un livre dans sa main... macabre mise en scène...

Une autopsie sera réalisée demain matin afin de déterminer les causes du décès.


 


 

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